Lettre à un ambassadeur
Cette lettre est adressée par le Capitaine de vaisseau (H) Yves Maillard au premier ambassadeur français en poste en Ukraine, juste après le chute du mur en 1989. C’est ici l’occasion de se souvenir et revenir sur une page de l’histoire ukrainienne et les prémices du conflit qui secoue aujourd’hui cette partie de l’Europe.
Monsieur l’Ambassadeur
Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. De 1991 à 1994 j’étais attaché naval près l’ambassade de France à Moscou. Nous nous sommes rencontrés un certain nombre de fois en particulier à partir du moment où vous êtes venu à Moscou prendre les fonctions de ministre conseiller.
Je voudrais d’abord vous dire que j’ai lu avec le plus grand intérêt votre livre « Journal du premier ambassadeur de France à Kiev ». J’ai été vivement interpellé d’être replongé quelques instants dans ces moments très forts que nous avons vécus. D’ailleurs à un moment de votre livre vous me citez, sans me nommer, pour une phrase incertaine que j’avais prononcée à l’époque, suggérant que la fonction d’attaché de défense à créer à Kiev soit dévolue à un marin, afin d’appréhender au mieux la question cruciale que l’on voyait poindre avec l’indépendance de l’Ukraine : l’avenir de Sébastopol, base de l’importante flotte russe de la mer Noire. La triste actualité nous rappelle que ce problème non seulement n’avait pas été résolu à l’époque, mais n’a fait que terriblement s’envenimer depuis.
Je suis consterné, affligé même, par les évènements tragiques que connaissent ces deux pays de Russie et d’Ukraine, pays que j’avais fini par aimer, à force de les parcourir, d’y rencontrer leurs habitants de toutes conditions, d’y vivre, nonobstant les relents encore vivaces de ce que fut la guerre froide et ses outrances, et d’y défendre, à mon niveau, les intérêts de notre pays, toujours très bien perçus à ce que j’ai pu connaître.
Si vous me le permettez je voudrais exprimer ici une conviction, et suggérer une action.
Un des éléments déterminants de l’agression russe a été l’inconsciente et à peine dissimulée prétention américaine à faire à terme de Sébastopol une base de l’OTAN, une fois l’Ukraine ancrée dans l’Union Européenne et, éventuellement, signataire du traité de l’Atlantique Nord.
Comment ne pas se rendre compte qu’une telle perspective ne pouvait être pour la Russie qu’un casus belli ? Sébastopol, aux fortifications construites jadis par un Français, le marquis de Traversay, envoyé par Louis XVI au service du tsar et futur premier ministre de la marine impériale. Sébastopol vaillamment défendue au XIX° siècle contre les Anglais et les Français (qu’ étions-nous allés faire dans cette galère ?). Sébastopol tout aussi vaillamment défendue contre l’Allemagne nazie et faite à cette occasion ville-héros de l’Union Soviétique ? Comment s’imaginer que cette place forte allait pouvoir être cédée sans coup férir à ceux qui redevenaient les ennemis de la Russie ?
Petit rappel historique. 16 mars 1993. Visite officielle de François Mitterrand à Moscou. En marge de ses entretiens avec Boris Eltsine, il avait demandé à rencontrer Mikhaïl Gorbatchev qu’il avait vu, et dont il avait apprécié la personnalité, lors d’un voyage précédent. Le président russe s’est d’abord montré réticent à cette entrevue avec son prédécesseur déchu, puis a finalement accepté à condition que celle-ci soit discrète, notamment en ayant lieu à la résidence de l’ambassadeur de France. J’y ai assisté en remplacement du général Elie, absent. Nous étions très peu nombreux lors de cette entrevue qui a duré environ une demi-heure dans un modeste salon du rez-de-chaussée de la Résidence. François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev se tenaient debout face à face. A la gauche du Président l’interprète. Il me plaça à sa droite, en quelque sorte l’épée à la droite du Roi pour parler à l’ancien Tsar. Cela avait beaucoup d’allure. Je ne pouvais pas ne pas penser à mes camarades marins qui au même moment commandaient des SNLE à la mer aux missiles nucléaires pointés sur la Russie et que je représentais. C’était une façon finalement très gaullienne de parler de paix au Prix Nobel de la Paix en rappelant qu’il n’y a de diplomatie que celle qui s’appuie sur la force et le respect mutuel militairement étayé. Roland Dumas le ministre, et Pierre Morel l’ambassadeur faisaient les cent pas en tournant autour de nous.
Bien que bref, ce moment auquel j’ai assisté au tout premier rang fut un morceau d’anthologie de paix entre les peuples. La paix était enfin revenue sur notre vieille Europe tant meurtrie par les siècles passés. Une paix enfin solide et durable, qui n’avait aucune raison de ne pas l’être, de Brest à l’Oural, de Brest à Vladivostok. Une paix qui devait assurer, dans la liberté et la démocratie, la prospérité et le bonheur des peuples. L’OTAN et le Pacte de Varsovie ? Bien sûr que c’était terminé, bientôt on n’en parlerait plus, ce serait du passé, il n’y avait aucune raison pour qu’ils perdurent, ils disparaîtraient bientôt. C’était évident. Dans leurs propos.
C’était chaleureux. Et sincère. Ils se seraient presque embrassés. J’étais là pour ne rien dire, aussi n’ai-je rien dit, mais si j’avais pu parler j’aurais simplement dit : « Le Général de Gaulle serait heureux de vous entendre »
Trente ans après, comment a-t-on pu en arriver à cette horrible guerre fratricide que rien alors ne pouvait laisser présager ?
La guerre en Ukraine à l’heure actuelle, en additionnant les pertes des deux côtés, fait de l’ordre de mille morts par jour. Et davantage encore de blessés, souvent estropiés à vie. C’est autant de familles durablement meurtries et souvent détruites. Il faudra des générations pour panser les plaies physiques et morales générées par ce conflit absurde, qui n’aurait jamais dû avoir lieu.
Face à cette tragédie épouvantable, et avant de penser quoi que ce soit quant aux responsabilités de ceux à l’origine de ce drame, partagées ou pas, nous sommes en tant que simples humains moralement responsables animés par un seul souhait, une seule volonté : l’arrêter !
Quelles que soient également les conditions de paix qui un jour viendront mettre un terme définitif à ce conflit mais dont, à ce jour, on ne peut rien préjuger ni rien supputer. Mettre un terme immédiat à cette boucherie, qui est du même ordre que celles de la guerre de 14/18, et agir de façon à ce que ceux qui sont en charge de nous gouverner s’engagent dans un processus humainement, strictement humainement, responsable d’arrêt des hostilités, même provisoire.
Nous pensons que cela est possible. Sans considération ni parti pris pour quelque belligérant que ce soit que ce soit. L’objet de cette lettre est de suggérer une voie, nous pensons praticable, pour arriver à un tel résultat, ardemment souhaitable.
Après mes années de service dans la Marine j’ai été pendant sept ans Conciliateur de Justice assermenté auprès de la Cour d’Appel de Versailles. Cette expérience m’a appris que dans un conflit, l’amorce d’un rapprochement est toujours possible quand on arrive à faire admettre par les parties un point de droit, qui les concerne toutes deux, de façon claire, nette et indiscutable. Dès lors la conciliation se construit comme l’alpiniste qui a planté un solide piton dans le rocher peut commencer son ascension.
Un tel « point de droit » entre l’Ukraine et la Russie, qui pourrait conduire à un rapprochement pacificateur, il existe. Encore faut-il aller le chercher, l’exciper, le nourrir, le consolider, l’utiliser.
On l’a vu ci-dessus, la perspective que Sébastopol devienne une base de l’OTAN ne pouvait être pour les Russes qu’un casus belli .
Tout ça, à l’origine, parce que Khrouchtchev, en 1954, par une décision plus administrative que politique dans une URSS très intégrée, a détaché la Crimée de la République de Russie pour la rattacher à celle d’Ukraine .
Préalablement, en 1948, la base navale de Sébastopol, avait elle-même été détachée de la Crimée et rattachée à l’Oblast de Moscou. En 1954, lors du rattachement de la Crimée à l’Ukraine, il était explicitement stipulé que ce rattachement ne concernait pas la base de Sébastopol.
Avant ou après 1954 Sébastopol n’a jamais été ukrainienne.
Si on s’en tient au principe, fondamental, de l’intangibilité des frontières qui structure toutes les relations internationales, principe outrageusement violé par la Russie en attaquant l’Ukraine en 2022, Sébastopol doit être reconnue comme russe.
Sans reconnaître quoi que ce soit, bien entendu, en ce qui concerne les autres « conquêtes » russes sur le territoire ukrainien.
Vladimir Poutine ne peut pas faire autrement que d’accepter cette reconnaissance. On lui retirerait l’écharde qui a dégénéré en abcès, la prétention, l’ambition otanniene sur Sébastopol.
Quant à Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, il y gagnerait peut-être encore plus. Les Ukrainiens n’ont jamais revendiqué Sébastopol pour eux, puisque depuis 1991 ils l’ont laissée à la disposition des Russes. Ce ne serait donc pas une perte pour eux. Mais en faisant droit aux Russes du respect du principe de l’intangibilité des frontières, en reconnaissant Sébastopol comme indubitablement Russe, au nom de ce principe, ils consolideraient formidablement pour eux leur exigence de ce même respect par les Russes, et placeraient ceux-ci dans une situation singulièrement difficile à défendre quant à la légitimité de leurs autres conquêtes.
La reconnaissance mutuelle, russe et ukrainienne, de Sébastopol comme base russe, ce serait « gagnant-gagnant » pour les deux pays.
Gibraltar, base navale britannique est bien dans la péninsule ibérique, et Guantanamo, base navale américaine, à Cuba !
On peut se demander pourquoi en 1991, lors de l’indépendance de l’Ukraine, quand la Crimée a coupé tout lien avec Moscou, la Russie n’a pas demandé à faire une exception pour Sébastopol, arguant de façon parfaitement légitime des décisions soviétiques de 1948, celle qui rattachait Sébastopol à l’Oblast de Moscou, et celle de 1954 transférant la Crimée à l’Ukraine, qui confirmait et consolidait explicitement ce rattachement.
Il y a peut-être une explication dans l’ouvrage récent d’Emmanuel Todd, « La défaite de l’Occident », qui traite essentiellement de la guerre actuelle en Ukraine. Pages 91 et 92 l’auteur s’interroge, à propos des quatre régions récemment conquises par Poutine, sur les raisons pour lesquelles « les Russes ….ont laissé l’Ukraine prendre son indépendance sans demander une rectification des frontières pour récupérer les populations russes ou russophones du nouvel Etat. »
La même question se pose pour la Crimée.
L’auteur apporte la réponse suivante : « La persistance d’une composante russe devait assurer une prise éternelle de la Russie sur l’Ukraine ». En soulignant que cela n’a pas marché. Donc une arrière-pensée inavouable autant que probable de la part de la Russie, qu’elle paye cher aujourd’hui.
Mais ce n’est pas une raison de ne pas réactiver juridiquement les décisions soviétiques de 1948 et de 1954, que personne n’a jamais contestées, mais regrettablement négligées jusqu’à ce jour.
Je verrais bien une mission diplomatique dûment mandatée allant tenir au président Poutine, sur un ton radicalement différent de celui des propos oiseux tenus par notre président à la veille du déclenchement des hostilités en 2022 autour de cette ridicule grande table, les propos suivants :
« Nous ne vous demandons rien. Simplement, nous reconnaissons la souveraineté pleine et entière de la Russie sur la base navale de Sébastopol en Crimée, dans les limites territoriales définies par la décision soviétique de 1948 rattachant ce territoire à l’oblast de Moscou, décision confirmée par celle de 1954 rattachant la Crimée à l’Ukraine. Nous ne vous demandons rien, mais nous vous invitons à faire vos propositions et formuler vos conditions pour un cessez-le-feu. »
Bien sûr il faut préalablement avoir l’accord de Kiev. Mais Kiev ne peut pas ne pas le donner, sauf à afficher des prétentions irréalistes. Son intérêt, de toute manière, plus encore que Moscou, est que les combats cessent au plus tôt. Kiev, de toute manière aussi, ne « récupérera » jamais Sébastopol, même le président Macron l’a reconnu, Sébastopol, base navale importante capable de soutenir et abriter une force navale de haute mer importante, ce dont les Ukrainiens n’ont ni l’usage, ni l’ambition, ne les ont jamais eues et ne les auront jamais. Le croiseur russe Moskva, habilement détruit par les Ukrainiens au début de la guerre, était armé des mêmes missiles lourds « anti-porte-avions américains » que le gros sous-marin nucléaire « anti-porte-avions américains » également figurant sur la photo de couverture de l’exemplaire de l’ouvrage « Flottes de Combat » que je vous ai offert avant de quitter Moscou. Les Ukrainiens n’auront jamais une Eskadra comparable à celle des Russes, conçue pour défier/combattre stratégiquement la VI° flotte américaine en Méditerranée.
Vladimir Poutine de son côté, même s’il a la supériorité tactique sur le terrain en Ukraine et un hinterland solide capable de soutenir humainement et matériellement cette guerre encore longtemps, commence à être embourbé face aux fortifications et à la détermination ukrainiennes. Il ne peut pas, lui non plus, ne pas considérer une telle fenêtre d’ouverture sur la fin des combats, dès lors que l’essentiel de ce pour quoi il se bat, à savoir qu’il n’y ait jamais de base navale importante de l’OTAN en Ukraine, aura été acquis.
Le cessez-le-feu peut être annoncé comme provisoire. En novembre 1918 le cessez-le-feu ne devait l’être que pour un mois….
Ce cessez-le-feu, une initiative de paix qui sera certainement préférable aux actuelles livraisons massives d’obus, de missiles, de blindés, d’avions… qui ne résolvent rien et ne font que verser de l’huile sur le feu.
Les nations Unies feront le reste pour une paix plus durable et complète. Mais l’abominable boucherie aura été arrêtée.
En vous remerciant de l’attention bienveillante que vous m’aurez accordée, je vous prie d’agréer, Monsieur l’Ambassadeur, l’expression de mes salutations cordiales et respectueuses.
Maillard