ESTONIE, UN PASSÉ QUI NE PASSE PAS…
Si Voltaire aimait à dire que l’Histoire est avant tout le produit du hasard et de nos vices, elle révèle aussi des occurrences particulières, celles des paradoxes.
L’Histoire aime les paradoxes pour mieux rendre sa lecture plus complexe ou plus subtile.
En nous rappelant que, au-delà des visions idéologiques manichéennes parfois si confortables, il est toujours stimulant de penser contre soi-même en tentant une mise en perspective qu’on qualifiera de morale.
Et l’Estonie semble ne pas échapper à ces mêmes paradoxes, ces paradoxes qui dérangent ou qui accablent, quand on vient à questionner certaines zones d’ombres de son passé.
L’Estonie, depuis le conflit en Ukraine de 2022, a peur. Peur pour l’intégrité de ses frontières, peur de voir ressurgir l’ogre soviétique dans les habits de l’ours russe, peur de revivre des heures terribles, des exactions de 1940-41 aux bombardements de Tallin en 1944, en passant par les nombreuses déportations en Sibérie de l’après-guerre, notamment celles des Frères de la Forêt.
Cette peur est compréhensible mais elle s’accompagne aujourd’hui d’une relecture de l’Histoire européenne et de l’histoire de sa « libération du joug soviétique » dans une vision édulcorée, flirtant avec un délétère déni de réalité.
Tout un paradoxe.
Charmante entité territoriale de 1 300 000 âmes, tout jeune pays dont l’existence en tant qu’Etat sous cette dénomination n’existe que depuis 1918, l’Estonie est d’abord un petit joyau patrimonial qu’illustrent sa cité médiévale de Tallinn, ses fortifications de Narva ou encore ses myriades d’îles ou d’îlots posés sur la Baltique ; un espace aux accents linguistiques et culturels attachants d’ailleurs davantage finnois que baltes ; le fleuron depuis plus de 10 ans de la révolution et de l’innovation numérique en Europe ; un modèle cité en exemple d’intégration démocratique réussie dans l’Union européenne.
Oui, tout cela est vrai. Et pourtant… c’est aussi dans ce même pays que d’inquiétants fantômes semblent encore hanter les lieux, les lieux de mémoire tout autant que les lieux du pouvoir politique.
Une mémoire qui jette en effet aujourd’hui un voile plus que pudique sur son passé pendant la Guerre et surtout son rapport d’alors au nazisme.
Avec des dirigeants politiques actuels qui, pour l’essentiel, hystérisent leurs relations avec la Russie, stalinisant à l’envi Poutine et bellicisant leurs discours à coups d’augmentation astronomique du budget militaire mais qui ne parviennent toujours pas, 20 ans après l’entrée du pays dans l’Union européenne, à faire œuvre complète de mémoire sur la participation active d’une partie de la population et de certaines élites estoniennes à la machine mortifère nazie, entre 1941 et 1944.
On doit en effet s’interroger à partir d’un exemple actuel simple, mais précis.
Depuis 2022, en soutien affiché à l’Ukraine, quelques pays européens, dont l’Estonie, ont purement et simplement interdit dans l’espace public toute référence à ce qui est interprétée comme un soutien à la Russie. Une interdiction sous peine d’amende voire de prison. Jusqu’à là pourquoi pas, chaque nation est théoriquement libre de légiférer comme elle l’entend.
Mais alors comment expliquer que dans ce si joli petit pays, si fier d’afficher ses valeurs européennes de tolérance et d’humanisme, on vienne à poursuivre quiconque ose arborer sur son territoire le ruban de Saint-Georges ?
Ce morceau de tissu aux couleurs orange et noire, anciennement référence à une distinction militaire tsariste, repris un temps pendant la période soviétique et depuis les années 2000 comme un hommage aux combattants et aux morts de la Grande Guerre dite Patriotique, c’est-à-dire de la 2ème Guerre Mondiale.
Ce morceau de tissu, symbole avant tout de la victoire sur le nazisme et effectivement devenu une fierté patriotique, au-delà d’ailleurs des frontières actuelles de la Russie.
Une interdiction formelle qui vaut à son auteur une confiscation pure et simple, une amende, voire une sanction plus lourde. Pour un citoyen russe, afficher son patriotisme même s’il s’oppose à la guerre en Ukraine, est donc formellement interdit en Estonie. Et afficher pour n’importe quel citoyen européen l’un des symboles de la victoire sur le nazisme l’est tout autant.
Cela revient donc à considérer, en poussant la réflexion, qu’au sein d’un pays de l’Union européenne, revendiquer la victoire sur le nazisme constituerait un délit ?
On croit rêver mais c’est malheureusement la triste réalité. Et le paradoxe est là.
En miroir à ce bannissement, il n’est pas davantage acceptable que ce pays européen puisse laisser proposer à la vente, au cœur de sa ville capitale touristique de Tallinn, différents signes militaires hitlériens, des objets « d’époque » siglés de la croix gammée, des articles de la 20ème division Waffen SS composée alors essentiellement de volontaires estoniens, et autres littératures nauséabondes qui auraient davantage et surtout leur place dans un musée.
Que l’Estonie, de part son Histoire renvoie dos à dos Staline et Hitler, c’est son affaire, et cela peut même s’entendre au regard de la recherche de son indépendance perdue en 1940 – comme d’ailleurs son voisin de Finlande – mais que sa classe politique se garde alors de la tentation de l’effacement mémoriel de ceux qui sont, quoiqu’on puisse en penser, les grands vainqueurs de la 2ème Guerre mondiale.
Un ménage mémoriel ou un devoir d’inventaire semble s’imposer dans ce charmant petit pays européen, si prompt aujourd’hui aux discours délibérément va-t’en guerre contre la Russie, à l’image de son ancienne Première Ministre, Kaya Kallas, prochaine cheffe de la diplomatie de l’UE aux côtés d’Ursula Van der Leyen.
Une jeune figure politique qui ne cache pas son hostilité à la « Russie-URSS », en rappelant récemment la mémoire de sa mère et certains proches partis en « déportation » plusieurs années en Sibérie, tout en taisant que son père avait notamment occupé des fonctions enviables dans l’institution bancaire durant la période du « joug soviétique », en plus d’un long engagement au sein du Parti communiste d’Estonie (EKP)
Un nouveau paradoxe, un paradoxe de plus, un paradoxe de trop ? Sans doute.
L’Histoire, quoiqu’il arrive, nous le dira comme toujours, pour le meilleur et pour le pire.
Franck LEDUCQ
Je souhaite saluer la qualité et la justesse de l’article rédigé par Monsieur Franck Leducq, qui nous rappelle a la mémoire de l’histoire factuelle ! Il nous ramène aussi au présent… celui d’une Estonie et d’une Europe russophobe. Ceci est d’autant plus incompréhensible de notre part les européens sauvé du nazisme par la Russie et n’ayant jamais rien souffert de sa part.